À 78 ans, cette figure aussi majeure que transgressive de la littérature irakienne contemporaine voit son œuvre récompensée par l’Institut du monde arabe. Et son roman « Comme un désir qui ne veut pas mourir » traduit en français. Rencontre.
8 juillet 2022 à 10:37
Par Léa Polverini
Mis à jour le 8 juillet 2022 à 12:42
L’écrivaine Alia Mamdouh en 2004. © Basso Cannarsa/Opale
Comme un désir qui ne veut pas mourir (Al-Maḥboubāt) raconte l’étrange histoire de Sarmad, un Irakien en exil à Londres, qui découvre un beau jour que son sexe s’est ratatiné jusqu’à disparaître. Ancien communiste, trahi et cocufié par son propre frère, c’est aussi un gros bonhomme machiste, libidineux et vorace. À l’hilarité première du médecin qui constate la fâcheuse disparition succède un diagnostic bien plus amer sur les ravages d’une masculinité prédatrice, sur les idéologies qui s’effondrent et, plus largement, sur un pays malade de ses désirs de puissance. La métaphore est crue, mais ne surprendra pas les lecteurs familiers de l’autrice.
Désir sexuel et censure
Entrée avec fracas sur la scène littéraire au début des années 1970, Alia Mamdouh n’a cessé depuis de malmener les tabous de la société irakienne – un manque d’égards que le régime lui rend bien, censurant tous ses livres. Comme un désir qui ne veut pas mourir aura fait du chemin : publié en arabe en 2003 à Beyrouth, plaque tournante des récits trop rugueux du Moyen-Orient, il vient tout juste de paraître cette année dans sa traduction française, confiée à Philippe Vigreux, aux éditions Actes Sud. « Chaque fois qu’il ressort, qu’il est traduit, ce roman reste neuf parce qu’on ne l’a toujours pas lu dans sa version initiale », estime Mamdouh.
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C’est le propre des grandes œuvres que de résonner bien au-delà du temps de leur écriture. L’autrice irakienne, aujourd’hui âgée de 78 ans, demeure pourtant relativement peu connue en France, où il a fallu attendre 1996 pour que nous parvienne La Naphtaline (Ḥabāt al-naftalīn). Ce récit étourdissant, qui nous plonge dans le Bagdad populaire, à l’époque du mandat britannique, retrace à hauteur d’enfant, au milieu d’un monde pourrissant, l’éclosion du désir sexuel avec ses ambiguïtés, et évoque notamment l’homosexualité, thème récurrent dans les romans de Mamdouh, comme s’il s’agissait du dernier lieu de résistance possible dans l’intimité.
« Je veux dévoiler cette répression qui s’exerce sur nos sexualités, sur nos pratiques religieuses, sur notre vie en général. En Irak, la société est conservatrice. Je regarde de quelle manière la violence surgit. Ce n’est pas forcément par un acte mais par une humiliation quotidienne », explique l’écrivaine. Dans son œuvre, l’érotisme se mêle à une critique du rigorisme de façade qui asphyxie la société irakienne.
« Toute la société est hypocrite »
C’est l’auteure Hélène Cixous, née en Algérie, qui lui a offert une plus grande visibilité en France, en préfaçant en 2003 son roman La Passion (Al-Wala‘). Par la suite, elle écrira : « On n’a jamais lu une fête comme ça, un sabbat de langues ». C’est qu’il y a du délire chez Alia Mamdouh, une langue qui s’emballe soudain, comme une incantation, et retombe dans un murmure. L’art de la boutade, parfois cinglante, côtoie la brutalité ordinaire, si bien que le lecteur se surprend soudain à rire, « d’un rire étonné ».
« C’est l’hypocrisie [qui règne] dans la sphère familiale qui m’a amenée à l’écriture, raconte Mamdouh. Je l’ai ensuite découverte à l’université, puis dans la politique. Les intellectuels se vendent, la classe politique se vend et a vendu sa dignité pour presque rien. Toute la société est hypocrite. Roman après roman, les choses se sont construites. J’étais contre l’invasion de l’Irak, je suis contre le confessionnalisme, contre l’oppression… Contre tout ce qui a été fait. Je ne l’ai pas simplement dit, je l’ai écrit et archivé. Comme ça, si demain je change d’avis, les gens pourront dire que je suis une hypocrite. »
« Je suis fatiguée de vouloir courir vers l’Irak »
Ayant quitté l’Irak deux ans après le début de la guerre contre l’Iran, Alia Mamdouh n’a pourtant cessé d’écrire sur son pays, depuis Beyrouth, Rabat, Londres et Paris, où elle réside désormais depuis près de quarante ans. Longtemps elle a cherché à ressaisir une image de cet Irak défait qui lui échappait. Mais les pays perdus sont souvent ingrats : « Aujourd’hui, je suis fatiguée de vouloir courir vers l’Irak. Je cours vers moi-même, parce que je suis malade », soupire-t-elle dans un sourire. Reprenant les mots de l’écrivain égyptien Gamal Ghitany, elle assure qu’il faut savoir regarder le passé avec colère – mais une colère aimante : ainsi est-il possible de faire acte de mémoire sans se laisser abuser par la nostalgie.
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« J’ai moi-même changé en changeant de ville. Certaines villes, surtout les villes libres, brisent les limites. Paris m’a donné une liberté et du champ pour regarder mon pays d’un point de vue différent. Chaque fois que nous nous éloignons de nos pays, de nos amours, nous les voyons d’une façon différente. Je pensais que mon pays était parfait, sans défaut. J’ai découvert que les pays, et pas seulement les humains, se trompent et commettent des erreurs. Mes personnages de fiction sont devenus plus libres. Parfois, j’ai même peur de la liberté que je leur donne », s’étonne l’écrivaine, qui, après avoir obtenu le prestigieux prix Naguib-Mahfouz en 2004, vient de recevoir, le 15 mai 2022, un hommage de la chaire de l’Institut du monde arabe pour l’ensemble de son œuvre.
Le couperet de l’ironie
Pour autant, on chercherait en vain dans cette œuvre quelque figure de martyr, comme en regorge le Moyen-Orient meurtri. Il y a chez Mamdouh une volonté de casser les figures héroïques pour les ramener à leur condition dérisoire : « Tous mes livres, sans exception, sont une déconstruction de la société, de la politique », affirme-t-elle. De la milice du parti Baath à l’armée d’occupation américaine, en passant par le parti communiste irakien et l’intelligentsia palestinienne, aucune faction n’échappe au couperet de l’ironie. Derrière ces représentants du pouvoir ou des contre-pouvoirs qui s’enorgueillissent de leur virilité, violente quand elle n’est pas minable, on lit surtout la médiocrité et la veulerie. Les rêves de grandeur du nationalisme panarabe et des idéaux adjacents se délitent, et ne restent que des pays en ruines.
Alors, ces derniers temps, Mamdouh écrit tous les jours. De son prochain roman, elle préfère garder le secret, mais confie qu’il portera sur la maladie : la sienne, et celle du monde.