ORIENT XXI > LU, VU, ENTENDU > LITTÉRATURE > SILVIA MORESI >
8 AOÛT 2017
Quel rôle ont joué les écrivains irakiens dans l’histoire de
leur pays ? Des coups d’Etat à la dictature, en passant par
les guerres, ils ont tour à tour raconté la vie quotidienne,
été la caisse de résonance du pouvoir avant de retrouver une
liberté avec l’exil forcé. Aujourd’hui, ils racontent les
divisions d’un pays ravagé.
Un des plus célèbres mythes du livre de la Genèse raconte
qu’à Babel, ville située sur l’Euphrate dans l’actuel Irak,
il fut décidé — alors que sur Terre il n’existait qu’un seul
et unique peuple qui parlait la même langue — de construire
une tour qui menait au ciel. Comme écrit dans la Bible,
Dieu, voyant que la parfaite harmonie entre les êtres
humains rendait possible l’édification de la tour, punit
leur arrogance en donnant à chacun une langue différente
pour qu’ils ne puissent plus se comprendre et mener à bien
leur ouvrage.
Ce mythe biblique qui explique l’origine des diverses
langues existant dans le monde apparaît aujourd’hui comme
une sombre métaphore de la condition du peuple irakien,
déchiré depuis 2003 par de sanglants affrontements
confessionnels, une véritable guerre civile dans laquelle la
« compréhension » entre les êtres humains semble s’être
définitivement perdue.
L’histoire contemporaine irakienne est un long catalogue de
guerres et de coups d’Etat depuis 1921, année de la création
par le Royaume-Uni du royaume d’Irak à la tête duquel fut
installé le roi Fayçal Ben Al-Hussein. Il était alors
convenu que le nouveau souverain défendrait les intérêts
britanniques dans la région, en échange de quoi Londres
garantirait à la nouvelle monarchie sécurité et assistance
militaire, une sorte de « colonialisme indirect » caché
derrière un appareil étatique arabe. Cette influence de
Londres sur le royaume des deux fleuves ne disparut pas
malgré l’expiration du mandat britannique en 1932 et
l’indépendance formelle de l’Irak.
Ce n’est qu’en 1940, sous le règne d’Abdelilah Ben Ali Al-
Hachemi (régent dans l’attente que le souverain désigné,
Fayçal II, atteigne la majorité), que le premier ministre
Rachid Ali Al-Gillani mena une politique nettement
antibritannique, fournissant du pétrole à l’Italie et
l’Allemagne, pays ennemis de l’Angleterre. Les troupes
britanniques occupèrent une nouvelle fois le pays en 1941,
Al-Gillani fut destitué et les puits de pétrole irakiens
fournirent à nouveau l’alliance anglo-américaine pendant la
Seconde guerre mondiale.
FIÈVRE NASSÉRIENNE
Devenu une des bases les plus importantes de l’Occident,
l’Irak signa en 1955 le « Pacte de Bagdad » avec la Turquie,
le Pakistan et l’Iran, une alliance de défense mutuelle
contre le communisme, fortement appuyée par le Royaume-Uni
et les Etats-Unis, éloignant Bagdad de l’Union soviétique et
de son allié, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.
Contrairement à ce qui se passait dans le jeu des alliances
de la politique internationale, un fort sentiment
antibritannique et antimonarchique grandit dans ces années
au sein de la société civile irakienne, ainsi qu’une totale
vénération pour le président égyptien, admiré pour son
idéologie panarabiste et son engagement contre l’Etat
d’Israël.
Dans le roman La Naphtaline (Actes Sud, novembre 1996), qui
prend place dans les années 1950, l’auteure irakienne Alia
Mamdouh raconte l’enfance et l’adolescence de la jeune
Houda, élevée à Bagdad dans une famille presque
exclusivement féminine, traversée par des relations
personnelles difficiles et compliquées. Dans le roman, les
histoires de ces femmes, de leurs souffrances, de leurs
désirs sexuels, de leurs murmures et de leurs secrets ont
pour toile de fond les manifestations anti-britanniques et
celles en soutien à la politique de Nasser lors des années
de la nationalisation du canal de Suez.
Nous étions tous nassériens. Quand grand-mère entendait la
voix de Nasser à la radio, elle disait : « Peu importe s’il
a un gros nez, j’ai l’impression de connaître sa voix depuis
toujours, elle ressemble à celle de mon mari. » Quand mon
père revenait de Kerbala, il s’installait dans ma chambre,
il allumait la radio et la réglait sur « La voix des arabes
». Il mettait quatre verres devant lui et trinquait seul en
écoutant. […] Toute la ville de Bagdad s’était ralliée à
l’insurrection ce jour-là. […] Mon père avait ôté son
uniforme et s’était mêlé à la foule. […] Nasser était
présent, il s’était infiltré dans nos cordes vocales,
libérant tous nos secrets. Nous exultions et scandions : «
Injuriez les anglais ! Maudissez la réaction, insultez le
colonialisme et le Régent […] ». La voix de Nasser
m’évoquait la compassion et le visage de ma grand-mère. Tous
hurlaient à bas : « A bas les traîtres ! A bas la tyrannie !
» et nous mémorisions chaque mot à une vitesse supersonique.
»
DES COUPS D’ETAT AUX GUERRES
Le 14 juillet 1958, la monarchie fut abolie par le coup
d’Etat mené par le général Abdoul Karim Qassim, leader des
mouvements antibritanniques, et la République fut proclamée.
Bien que les mouvements nassériens, parmi lesquels le
nouveau parti Baas, avaient donné une poussée décisive à la
chute du système monarchique, ils furent peu tolérés par le
gouvernement de Qassim, plus proche des positions du
puissant parti communiste irakien.
Le nouvel exécutif essaya également de se défaire des
diverses influences occidentales, sortit du Pacte de Bagdad
et abrogea le traité d’assistance mutuelle avec le Royaume-
Uni dont les soldats furent contraints de quitter le pays.
Après la constitution de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960, Qassim interdit avec
la « Loi 80 » les nouvelles concessions pétrolières aux
compagnies étrangères, donnant le contrôle total des
activités d’extraction à l’Irak National Oil Company créée
en 1966.
La nouvelle politique irakienne alarma le Royaume-Uni et les
États-Unis qui, selon plusieurs analystes, favorisèrent en
1963 le coup d’Etat par lequel le parti Baas depuis toujours
hostile au gouvernement de Qassim prit le pouvoir (et écrasa
dans le sang le parti communiste). Après une carrière
politique importante, Saddam Hussein, devenu vice-président
en 1968 sous le mandat de Ahmad Hassan Al-Bakr accéda en
1979 à la charge de président en poussant probablement Al-
Bakr à la démission.
Le nouveau raïs, après une rapide épuration au sein de son
parti, assigna ministères et charges de gouvernement à des
membres de son clan de Tikrit, en majorité sunnite,
marginalisant substantiellement la communauté chiite
majoritaire dans le pays. Saddam Hussein commença en outre
un véritable nettoyage ethnique au détriment de la
population kurde et vida le pays des communistes et des
intellectuels considérés comme dangereux pour la stabilité
de son régime.
L’année 1979 fut également celle de la révolution iranienne
et de la naissance de la République islamique de l’ayatollah
Rouhollah Khomeiny. Le raïs irakien se présenta à l’Occident
comme un défenseur de la laïcité capable de bloquer
l’expansion des gouvernements islamiques. Préoccupé par un
possible soutien de l’Iran aux révoltes chiites du sud de
l’Irak, Saddam Hussein, réanimant par la même de vieilles
questions frontalières, attaqua l’Iran en 1980 avec le plein
appui des États-Unis (et aussi de la France) qui financèrent
et alimentèrent l’Irak en armement.
UNE LITTÉRATURE AU SERVICE DU RÉGIME
La presse et la littérature irakiennes, soumises à une dure
censure, devinrent la caisse de résonance du régime, un pur
instrument de propagande ; à l’instar de la célèbre
anthologie La Qadisiya1 de Saddam : histoires sous le feu
(Qadisiyyat Saddam : qisas tahta lahib al-nar), éditée par
le régime, qui rassemble des récits sur la guerre Iran-Irak,
un éloge du raïs et de la « bonté » et l’ « utilité » de ses
guerres.
L’écrivain irakien Hassan Blasim, qui a fui l’Irak à cause
du régime, raconte dans sa nouvelle Le journal des armées –
Aux victimes de la guerre Iran-Irak (1980-1988) (dans
Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017) l’histoire surréaliste
d’un journaliste qui après sa mort décrit à Dieu ses
péripéties. De son vivant, son travail était de sélectionner
et si nécessaire de censurer les récits des soldats qui
revenaient du front :
Non, Votre Honneur, je ne censurais pas les textes comme
vous imaginez peut-être : les soldats écrivains étaient
beaucoup plus rigoureux et disciplinés que tous les censeurs
que j’ai connus et pesaient minutieusement chaque mot. Du
reste, ils n’étaient pas assez stupides pour envoyer des
mots larmoyants ou des phrases pleines de cris et de
gémissements. Nombreux écrivaient car l’écriture les aidait
à croire qu’ils n’allaient pas être tués, que la guerre
était seulement une histoire fascinante écrite sur un
journal […] et d’autres écrivaient parce qu’ils étaient
obligés.
A la fin du récit, le protagoniste est contraint de créer un
incinérateur pour se débarrasser des milliers de récits qui
le submergent après neuf ans de guerre. Mais l’incinérateur
devient également une métaphore de la guerre par laquelle
Dieu « se libère » de ses personnages :
Je devais travailler avec zèle et engagement, nuit et jour,
pour brûler les histoires des soldats et leurs noms écrits
sur les cahiers […]. J’espérais que la guerre prendrait
bientôt fin et que retomberait cette folle déferlante de
papier, de sperme et d’hommes en kaki […] après de longues,
de terrifiantes années. Mais ensuite une autre guerre
éclata, et alors il ne me restait plus d’autre choix que le
feu de l’incinérateur […]. Et maintenant, […] je sais que
Vous êtes le Tout-Puissant, le Très Sage, l’Omniscient et le
Suprême Juge. Mais je voudrais vous demander : avez-vous
travaillé vous aussi dans un journal des armées ? Cet énorme
incinérateur, à quoi vous sert-il ? A brûler les hommes et
leurs histoires ? »
ENTRE TORTURES ET PRIVATIONS
La longue guerre Iran-Irak se conclut sans véritable
vainqueur, laissant la population irakienne à bout de forces
et contrainte en partie à émigrer. Ceux qui restaient dans
leur patrie ne pouvaient faire autrement que « s’adapter » à
la « baasisation » du pays dans lequel tout acte dissident
était puni par la prison ou la mort. Le roman Rapsodie
irakienne2 de Sinan Antoon qui se déroule en 1989, à la fin
du conflit, est le journal de prison de Furat, un étudiant
en lettres arrêté par le régime car considéré comme un
opposant.
Le compte-rendu écrit par le jeune détenu dans une sorte de
code, éliminant les signes diacritiques qui permettent de
distinguer les lettres dans la langue arabe, est retrouvé et
recomposé par un des gardiens, le « camarade » Talal, qui
décide de laisser entre parenthèses les termes dont
l’interprétation est difficile, donnant ainsi vie à une
série de combinaisons sarcastiques. Ainsi, le mot « niais »
pourrait en réalité être le mot « leader », le « ministère
de l’ignorance et de la désinformation » pourrait
correspondre au « ministère de la culture et de
l’information » et le mot « bâtard » peut être lu comme «
baasiste ».
Dans le journal, les nets souvenirs de la vie passée de
Furat se mélangent à ses rêves et aux fréquentes
hallucinations après lesquelles le jeune homme replonge dans
le dramatique « ici-bas » de sa cellule, entre tortures et
privations. Dans ces délires, les lettres imprimées sur les
pages prennent vie, semblent se rebeller contre les sens
imposés et l’écriture et la folie apparaissent — comme
toujours — comme le seul salut de la dégradation physique et
morale imposée par l’oppression des régimes :
Je me suis réveillé et me suis retrouvé ici-bas. Le blanc du
papier me séduit, m’offre la liberté de vagabonder dans ma
solitude. Mes délires déchireront la surface du silence. Les
mots se transformeront en êtres mythologiques qui creuseront
un tunnel et me porteront à l’extérieur. Ou alors ils seront
des prismes que je suspendrai tout autour de moi pour
regarder à travers. Inquiet, j’ai tracé un point
d’interrogation et je l’ai fixé pendant des heures. Il me
rendait mon regard et puis, à l’improviste, il s’est levé,
se détachant de son point, et m’a dit : « Je me donne à toi,
prends-moi et fais de moi ce que tu veux ! Je serai une faux
avec laquelle moissonner les doutes qui te consument. Ou
alors plante-moi et je grandirai et je te protégerai d’eux.
»
A cause des coûts considérables de la guerre à peine
terminée, l’État irakien s’était fortement endetté, surtout
auprès d’un de ses voisins, le Koweït, un territoire
stratégique au bord de la mer revendiqué par l’Irak depuis
les années 1950. Le raïs, à peine un an après la fin du
conflit avec l’Iran, décida d’envahir le petit émirat —
cette fois sans le soutien des États-Unis qui trouvèrent
plus avantageux de se ranger aux côtés du Koweït. En un peu
moins d’un an, avec l’opération « Bouclier du désert » puis
« Tempête du désert », une coalition de 35 pays guidée par
les États-Unis sous l’égide de l’ONU terrassa l’armée
irakienne, contrainte de se retirer du territoire du Koweït.
L’Irak, déjà épuisé par dix années consécutives de guerre,
fut soumis à un sévère embargo qui anéantit sa population
sans pour autant ébranler le régime. La faim mais aussi le
climat permanent de défiance et de terreur instauré par les
services secrets infiltrés partout effritèrent la société
irakienne déjà profondément divisée. L’émigration
clandestine, la fuite de cet enfer, devint pour Hassan
Blasim une nécessité :
Je fuyais alors l’enfer des années de l’embargo. […] Durant
ces années impitoyables, la peur de l’inconnu avait augmenté
de manière démesurée, arrachant aux êtres humains le
sentiment d’appartenance à une réalité ordinaire et ramenant
à la surface une bestialité qui jusqu’alors était restée
ensevelie sous les simples besoins quotidiens des hommes.
Pendant ces années, une cruauté abjecte et animale, générée
par la peur de mourir de faim, avait pris le dessus. Je
sentais que je risquais de me transformer en rat.
Hassan Blasim, « Le fou de la place de la liberté », dans
Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.
L’ÉCRITURE AU TEMPS DE L’EXIL
A partir des années 1990, Hassan Blasim et beaucoup d’autres
Irakiens échappés d’Irak commencèrent à composer depuis
leurs pays d’exil une littérature irakienne inédite, libre
de la censure du régime mais aussi de l’autocensure générée
par la peur. Dans leurs travaux, les Irakiens semblent voués
à l’enfer même hors de leur patrie. La violence et la
terreur poursuivent et persécutent les exilés, elles
reviennent comme des cauchemars nocturnes et poussent
souvent leurs personnages à la folie.
Il lui vint finalement cette idée : il devait aspirer à plus
que la simple libération de ces rêves désagréables ; il
devait parvenir à les contrôler, à les modifier, à les
purifier des atmosphères putrides et à les intégrer dans les
règles de la bonne vie hollandaise. Ses rêves allaient
devoir apprendre la saine langue du Pays d’accueil, de façon
à pouvoir concevoir des images et idées nouvelles. Il était
nécessaire de faire disparaître toutes les vieilles figures
sombres et misérables.
Hassan Blasim, « Les cauchemars de Carlos Fuentes », dans
Cadavre Expo, Seuil, janvier 2017.
L’écrivain Abdelilah Abd Al-Qadir, lui aussi exilé, évoque
au contraire dans le récit L’exil des mouettes3 l’abîme
intérieur, celui dans lequel les Irakiens « tètent la peur
avec le lait maternel ». Le roman entier, qui raconte
l’histoire de Muhammad Al-Hadi, étouffé par un père
tyrannique qui a détruit sa vie et celle de son pays, est
une allégorie de l’Irak sous la dictature de Saddam Hussein,
jamais explicitement nommé.
Son père n’écoutait plus personne, lui et sa bande
contrôlaient le moindre geste, barrant à chacun toutes
échappatoires. Les bouches avaient été fermées, même les
hurlements des nouveau-nés encore attachés au cordon
ombilical avaient été étouffés. Son père était devenu un
tyran que personne ne pouvait oser combattre ou contredire.
[…] Il était désormais évident que le père était en train de
les entraîner vers une énième guerre qui aurait tout
détruit.
Dans le récit, le père, tel un Hérode moderne voulant se
prémunir de futurs rivaux, se rend coupable avec sa « bande
» du meurtre de tous ses neveux mâles, métaphore évidente
des diverses épurations menées par le régime pour
sauvegarder la stabilité du gouvernement.
Muhammad Al-Hadi décide de fuir son pays où l’air a
désormais une odeur de putréfaction et en route « trébuche »
sur les cadavres ; le protagoniste décide de migrer comme
les mouettes, laissant derrière lui le « temps de la mort »
:
Oui, le temps de la mort est venu, ma chère, un temps qui ne
laisse aucune place aux rires et à la tranquillité, au
sommeil et à l’amour : un temps qui ne laisse entendre que
les explosions des bombes et les annonces mortuaires. Toutes
les façades des maisons sont tapissées d’avis de décès. […]
Je pars à la recherche de moi-même, retrouver un rêve qui a
été assassiné.
LE CONFLIT DE “TOUS CONTRE TOUS”
Le récit d’Abd Al-Qadir, écrit dans les années 2000, se
conclut par un déluge purificateur qui submerge le pays,
détruit la dictature et réveille les espérances pour le
futur. En 2003, un déluge de bombes a effectivement submergé
l’Irak. Le régime est tombé mais les espoirs pour le futur
sont morts en même temps qu’un grand nombre de civils
irakiens. La guerre scélérate et hypocrite menée contre
l’Irak par les Etats-Unis et une « coalition de volontaires
» a complètement désarticulé la société civile irakienne,
confirmant que les guerres ne sont jamais un instrument
utile pour apporter démocratie et justice.
La recherche de vengeance de la part des groupes religieux
et ethniques opprimés par le régime de Saddam Hussein et la
naissance dans le pays de franges terroristes affiliées
d’abord à Al-Qaida puis à l’organisation de l’Etat islamique
(OEI) a en substance créé un conflit de « tous contre tous
».
L’écrivain Ahmed Saadawi, dans le roman Frankenstein à
Bagdad (Editions Piranha, septembre 2016) écrit en 2013,
raconte justement l’Irak contemporain, dans lequel chacun
est à la fois victime et bourreau. Dans une ville de Bagdad
dévastée par les explosions incessantes, le marchand de
vêtements Hadi décide de modeler une créature, composée de
bouts de divers cadavres des victimes de la guerre civile.
Le monstre nommé le « Sans-Nom » s’auto-proclame justicier
et vogue dans la ville, vengeant les morts dont son corps
est composé, devenant lui aussi un assassin. Paradoxalement
cette créature monstrueuse, créée à partir de morceaux de
victimes appartenant à toutes les religions et à toutes les
ethnies, incarne l’impossible cohésion du peuple irakien :
Composé des lambeaux humains appartenant aux races, tribus,
catégories et extractions sociales les plus disparates, je
représente ce melting-pot impossible qui ne s’est jamais
réalisé. Je suis le citoyen irakien primitif […].
Le « Sans-Nom » est le fruit de la violence et des exactions
dont tous, en Irak, sont coupables :
[Le mal] nous l’avons entre les côtes, même si nous
voudrions l’éliminer des rues. […] Nous sommes tous des
criminels, certains plus, certains moins, et notre
brouillard intérieur est le plus obscur. […] Tous ensemble
nous formons l’être diabolique qui aujourd’hui gâche nos
vies.
Les nouveaux gouvernements irakiens, constitués selon un
dangereux modèle « à la libanaise », c’est à dire avec les
charges divisées selon les appartenances ethniques ou
religieuses, ne semblent absolument pas en mesure d’apaiser
cette créature monstrueuse, ni de lancer un projet qui porte
de nouveau les différentes communes irakiennes à « se
comprendre ».
SILVIA MORESI
1Localité où eut lieu la victoire décisive des Arabes sur
l’empire perse, en 637 après J-C.
2Traduction du titre de l’édition italienne : Rapsodia
irachena, Feltrinelli, juin 2010.
3Traduction du titre de l’édition italienne : L’esodo dei
gabbiani, Jouvence, 2006.
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/l-histoire-tourmentee-
de-l-irak-narree-par-ses-ecrivains,1961