La trahison du désir

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OLJ / Nadia Leïla Aïssaoui, le 03 mars 2022 à 00h00
Comme un désir qui ne veut pas mourir de Alia Mamdouh, traduit de l’arabe (Irak) par Philippe Vigreux, Sindibad/Actes Sud, 2022, 272 p.
Dans son roman Comme un désir qui ne veut pas mourir, paru en arabe en 2007 et qui fit scandale et fut censuré dans plusieurs pays, Alia Mamdouh aborde la question de l’intime et du politique en explorant parfois à l’extrême « la relation entre le corps, le sexe, la culture, l’autorité, le pouvoir et le langage ». Son œuvre est pour elle une façon de faire le deuil de ses propres morts mais aussi de dire la manière dont le culte de la virilité et la domination masculine, coiffés d’impuissance, minent les conditions de possibilité de « l’amour » dans la société irakienne.
Sarmad, exilé communiste irakien à Londres, est écrivain et traducteur de métier. Souffrant d’une obésité morbide, il intègre sur invitation de son ami Youssef, psychiatre à Paris, un centre de soins et de méditation. Mais l’obésité n’est pas le problème principal de Sarmad. Un jour, il constate que sa verge s’est atrophiée jusqu’à disparaître sous des couches de graisse. Désemparé, il s’en remet à son ami. Commence alors pour lui une quête mémorielle interrogeant les fondements de sa virilité. Il convoque une foule de souvenirs dont celui d’une amante qui l’avait initié au plaisir charnel et suscité ses premiers émois. « C’est Fiona qui m’attire vers son corps et ses désirs (…). Elle connaît ma chair, ma force, ma vigueur et les moyens de m’exciter. Elle ne parle pas de mon désir mais le compose devant moi comme une chimiste (…). C’est elle qui m’a appris à jouir du regard (…). Avant elle je ne regardais pas, je ne voyais pas. » Fiona lui ouvre ainsi les yeux sur un monde de volupté mais aussi sur une société dont l’effervescence sexuelle s’épuise à l’épreuve du cadre moral mais surtout politique. « Je me suis peu à peu rendu compte que nous étions un peuple qui ne sait pas voir, qui n’aime pas voir d’une manière nette et précise, il n’en a pas la force. » Sarmad se souvient aussi des mains expertes de ses maîtresses puissantes et débridées. Il y a cherché en vain l’amour, jusqu’à ce qu’il rencontre Alef. Elle seule détenait le secret du puissant dosage entre l’ivresse du sexe et la poésie.
Une histoire de trahisons
Mais Alef lui est ravie par Mohannad, le frère brutal, haut responsable des services de sécurité qui le force à l’exil. Sarmad n’a plus pour seul bagage que son histoire d’amour blessé et ses idéaux éclaboussés de violence, de chagrin et de nostalgie. Il trouve refuge dans la nourriture, la seule marge dans laquelle il a toute confiance pour méditer sur l’abandon d’Alef, de son membre, de son pays et pour supporter son échec.
Il sait toutefois que rien ne viendra le guérir de ses maux, ni même de l’effondrement du communisme qui lui est cher car il ne se résout pas à sa disparition : « La gauche est restée paradisiaque, une bouffée de justice, de noblesse, elle reste pour moi la beauté même. » C’est ici que vient se nicher sa nostalgie, dans ce désir douloureux et omniprésent de ce qui a été perdu. Il témoigne en cela de la persistance psychique de l’idéologie comme pourvoyeuse d’illusions, elles-mêmes indispensables à la vie. Il s’y accroche au point d’attribuer les dérives du communisme à la trahison par la traduction de son texte fondateur.
De sa place de professionnel, il soutient l’idée que « si le Manifeste avait été traduit d’une manière juste, belle et fidèle, tous les peuples de cette région se seraient convertis au communisme (…). C’est la traduction qui a tué le communisme bien avant ses putains de mises en pratique ».
La violence politique et l’échec du communisme seraient en somme, selon lui, enfants d’une trahison originelle due à la fri(ri)gidité d’une traduction qui impose rigueur et objectivité. Dépouillée de la souplesse poétique qui prémunit de la trahison de la pensée, la langue de l’autre autrefois éventuellement chérie, devient alors étrangère voire assassine. N’en est-il pas ainsi pour Sarmad, de son sexe sans amour ? N’était-il pas voué à l’atrophie, à la disparition face au trop plein de violence et à l’absence d’Alef ?
À travers ce roman où sexualité et politique s’enchevêtrent, Alia Mamdouh livre avec une grande finesse, une analyse sans concession, parfois dans une langue crue, d’une société en décomposition. Difficile de ne pas y voir la métaphore de tout un pays empreint du culte de la virilité et la domination et pourtant réduit à l’impuissance face à l’occupation et la destruction.
L’autrice ne laisse pas à la nostalgie le loisir de se déployer dans le sens de la lamentation. Elle s’en sert par moments au contraire pour déconstruire les travers et les manquements d’une société pétrie d’idéologie, de conservatisme et de violence, et pour entrevoir la dimension poétique et sensuelle d’un pays et d’une langue qui dispose de multiples mots pour décrire l’amour et réinventer la liberté au futur.

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