Alia Mamdouh : « La Garçonne a été une catharsis pour moi

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Alia Mamdouh est une romancière irakienne. Journaliste de
métier, elle est l’auteur de deux recueils de nouvelles, six romans et de
nombreux essais portant sur la guerre, les rapports Orient-Occident et la
littérature. Ses récits donnent la parole aux hommes, aux femmes, aux dominés
comme aux dominateurs, laissant émerger dans les interstices des dialogues et
des rêves le portrait d’un monde paradoxal traversé à la fois par le désir et
la haine. Résolument moderne et délinéarisée, l’écriture d’Alia Mamdouh se
situe entre Schéhérazade et Virginia Woolf, entre conte traditionnel et stream
of consciousness. Malgré les interdictions qui pèsent sur certains de ses
livres à cause de leur « obsédante sensualité », Mamdouh est célébrée dans le
monde arabe où elle a obtenu en 2004 le prestigieux prix Naguib Mahfouz pour
son dernier roman al-Mahhûbât (Les Bien-Aimées). Ses livres ont été traduits
dans le monde entier où la romancière est considérée comme une des voix
majeures de la littérature féminine arabe.

En France, ce sont les éditions Actes Sud qui ont fait
connaître Alia Mamdouh en publiant la traduction française de trois de ses
romans : La Naphtaline (1996), La Passion (2003) et aujourd’hui La Garçonne qui
paraît ces jours-ci. La Naphtaline, qui avait révélé l’écriture écorchée vive
de Mamdouh au lectorat francophone, raconte le Bagdad des quartiers défavorisés
des années 1940, à travers le regard d’une jeune fille à la sensibilité violente
et maladive. Dans le second roman traduit en français, La Passion, il est
question de quête d’identité et de nostalgie. Exilés à Londres, ses personnages
vivent en « Désirak », selon le néologisme proposé par Hélène Cixous dans la
préface qu’elle a signée pour ce roman poétique et triste. La Garçonne est un
récit plus violent et cru, qui met en scène la quête de l’amour, sur fond de
bouleversements sociopolitiques et de brutalités patriarcales. Arrêtée au
lendemain du coup d’Etat de février 1963, l’héroïne, Sabiha, est torturée,
violée par les militaires qui lui reprochent sa sympathie pour les communistes.
Ce roman se lit comme une longue confession où les notations par la narratrice
sur la cruauté et le machisme se mêlent avec sa recherche éperdue et inassouvie
du bonheur. Entretien.

Actes Sud

RFI : Vos protagonistes s’appellent Huda, Sabiha, Leyla ou
Suhaila. Ce sont pour la plupart des femmes fortes qui combattent efficacement
les désirs de domination de leur entourage masculin et prennent en charge leur
vie. Vous définissez-vous comme une romancière féministe ?

A. M. : Non, ce n’est pas parce que je parle de la condition
des femmes que je suis un écrivain féministe. Je ne me reconnais pas d’ailleurs
dans les théories françaises ou américaines sur la libération de la femme qui
s’égarent souvent dans des considérations extrémistes. Je parle des situations
concrètes de pauvreté, d’humiliation ou d’oppression qui touchent autant les
femmes que les hommes. Mon travail de romancière consiste à raconter l’impact
du réel sur la vie des personnages, sur leurs comportements, sur leur
intériorité. Que mes protagonistes soient masculins ou féminins, cela n’a pas
d’importance.

RFI : J’ai tout de même l’impression que dans La Garçonne
qui vient de paraître en français, vous jouez avec cette question du genre qui
est au cœur de la pensée féministe contemporaine.

A. M. : Al-Ghulâma est le titre en arabe de ce roman. En
arabe, le mot n’existe qu’en masculin et désigne un jeune adolescent entre 13
et 16 ans. J’ai pris la liberté de féminiser le terme parce que ce va-et-vient
entre la féminité et la virilité correspondait parfaitement à la situation que
je voulais raconter à travers les heurs et malheurs de mon personnage principal
qui, il se trouve, est une femme, et amoureuse des femmes. La tradition
islamique a du mal à imaginer une telle situation. Face à cet abîme conceptuel,
j’ai inventé, réagissant en simple praticienne de ma langue et pas en
théoricienne !

RFI : Sa rupture avec la linéarité narrative, sa dimension
de « psycho-récit », font de La Garçonne un roman difficile pour un lectorat
habitué aux récits balzaciens avec un début, un milieu et une fin. En deux
mots, que raconte ce roman ?

A. M. : J’ai voulu écrire un roman sensuel et tragique.
C’est une histoire d’amour qui conduit à la mort. L’Histoire avec un grand « H
» n’est pas très loin puisque l’action se déroule sur fond du coup d’Etat de
février 1963. On pourra aussi lire ce roman comme un témoignage sur les
atrocités perpétrées pendant cette période sanglante. J’ai écrit ce livre il y
a presque dix ans. En le relisant, j’ai été moi-même très surprise par la
violence, la brutalité qu’il véhicule. Je ne savais pas que j’avais toute cette
cruauté en moi ! Il se trouve que j’ai habité dans ma jeunesse à côté du Club
Olympique où la police militaire incarcérait ses suspects. J’ai été traumatisée
par les cris des prisonniers que j’entendais. Ressusciter ce lieu, ses bruits,
ses horreurs a été en quelque sorte une catharsis pour moi.

RFI : C’est aussi un roman très littéraire, bourré de
citations : Lorca, Cocteau… Est-ce la découverte de la grande littérature
occidentale qui vous a donné envie d’écrire ?

A. M. : J’ai lu les grands classiques de la littérature
occidentale quand j’étais jeune. C’était facile car il y avait des
bibliothèques partout, dans notre quartier, à l’école, à la maison. Les
Irakiens lisent énormément. Du moins, lisaient. La guerre a tout changé. Nous
avions la réputation d’être des lecteurs insatiables. On disait autrefois que
les Egyptiens écrivent, les Libanais éditent et les Irakiens lisent ! Quant à
mon envie d’écrire, elle vient de plus loin. N’oubliez pas l’Irak est le
berceau de la civilisation humaine. La littérature y est présente depuis la
nuit des temps. Je crois que l’amour de la poésie coule dans nos veines.

RFI : L’exil est l’un des thèmes majeurs de vos romans.
Vous-même vivez loin de votre pays depuis trente ans. Est-ce une expérience
douloureuse ?

A. M. : Je n’aime pas parler de l’exil car je suis partie de
l’Irak de mon propre gré, fuyant un mari devenu tyrannique, un pays dépourvu de
libertés. D’ailleurs, je suis née exilée car j’ai toujours connu ce sentiment
de non-appartenance qui va de pair avec l’attrait de l’ailleurs. Etrangement,
en France dont je ne parle pas encore la langue couramment, je me sens chez
moi. J’ai une relation presque amoureuse avec ce pays qui m’a prise dans ses
bras.
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