« Je me suis toujours demandé si l’on pouvait n’être qu’à moitié patriote. Peut-on réguler le taux de manque, d’amour et de phobie que l’on a pour sa patrie comme on régule le taux de sucre dans le sang ? Il n’y a pas plus misérable que l’amour à sens unique. En l’occurrence celui d’un être solitaire, citoyen brisé qui bafouille en prononçant le nom de son pays. » Alia Mamdouh, Le Monde diplomatique, septembre 2011.
Le pays d’Alia Mamdouh, celui qu’elle raconte du moins, dans La Naphtaline, c’est l’Irak. Les quartiers chiites du Bagdad des années 1940 et 1950, Rufasa, Karkhi, la rue Al-Rasheed, où se croisaient aussi les tailleurs juifs et la minorité chrétienne. Ce que l’on peut ressentir, en exil, lorsque l’on raconte l’histoire de son enfance, dans un pays que l’on ne connaît plus, qui ne nous connaît plus ? La décomposition, la nostalgie myope de l’avant, et une forte odeur de naphtaline.
“Est-ce cela, être une fille ?”
Dans son roman, paru au Caire en 1996, Alia Mamdouh ne cède pas un instant à la tentation du cliché oriental, du souk, de la cérémonie du mariage, du pèlerinage à Kerbala et des familles élargies réunies sous le même toit, dans la joie, le vacarme et le thé à la menthe. Son écriture rase les murs, entre le « je » intérieur et le « tu » rétrospectif, se met au plus près de son sujet, en occulte l’attendu pour faire surgir l’étonnant, la différence, et, au-delà des particularités de l’histoire d’une enfance, l’universel sentiment qui étreint les exilés. Elle écrit le roman de Bagdad parce qu’elle est et vit Bagdad. Elle est Houda, une fillette un peu négligée par son père au profit d’Adel, son frère cadet qu’elle trouve beau comme un dieu, mais au dire de ses proches, « Houda n’est pas une fille ». Elle rentre à la maison tachée de boue, joue avec les garçons des rues, ne se fait pas mal quand elle tombe et regarde d’un drôle d’oeil les femmes de sa famille. Sa grand-mère maternante et implacable, sa mère tôt disparue (« Bagdad ! Ma mère est ce qu’il y a de plus beau en toi… »), sa tante Farida qui épouse le voisin alcoolique et coureur, est-ce cela, être « une fille » ? Peut-être. Houda n’est pas convaincue. Mais à ses yeux, cela vaut sans doute mieux qu’être un homme. Ceux-ci sont entre les pages des fantômes insaisissables. L’oncle Moundir ne songe pas à consommer son mariage avec Farida, le père est absent de Bagdad et répudie son épouse lorsqu’elle tombe malade, les grands-pères sont morts depuis une éternité, les garçons tombent amoureux des filles aux cheveux lisses et brillants, manifestent leur soutien à Nasser au moment de la crise de Suez, distribuent des tracts communistes et hostiles au protectorat anglais en Irak…
Le voyage identitaire
La Naphtaline pourrait être une saga familiale si Alia Mamdouh ne faisait sans cesse dévier le regard de son lecteur du particulier au grand tout, si la romancière passait, comme tant d’autres, de la violence politique à la douceur du foyer au lieu de mêler les deux avec un souci de vérité innocente, forcément crue.
Houda a grandi, elle n’est peut-être toujours pas « une fille », elle est sûrement toujours une sauvageonne, une rebelle, elle n’est pas devenue un homme pour autant. À la dernière ligne, un clin d’oeil d’Alia Mamdouh, exilée en Égypte, en Angleterre et aujourd’hui installée à Paris, à l’histoire de l’Irak et du monde arabe : « (…) Les pas de notre sang s’étalent comme un ruban inopiné. À suivre … »
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